Monsieur Brissaud, facteur à Sous-le-Bois de 1963 à 1991

Monsieur Brissaud, facteur à Sous-le-Bois
de 1963 à 1991

Monsieur Brissaud a été facteur à Sous-le-Bois, à l’époque où le chômage n’avait pas encore frappé de façon massive le quartier, à l’époque où des centaines d’ouvriers accédaient pour la première fois à la propriété privée, à l’époque où le premier supermarché de l’arrondissement, "La Montagne",  ouvrait ses portes. Il nous raconte…

Monsieur Brissaud a été facteur à Sous-le-Bois de 1963 à 1991.

Bordelais d’origine, il se souvient de son arrivée dans le Nord, il y a plus de cinquante ans. Il évoque la fascination qu’ont eue sur lui les hauts fourneaux."Quel spectacle c’était ! On aurait dit un feu d’artifice ! La nuit, on se promenait dans son jardin, on voyait les lumières !"

Quelles ont été vos premières impressions ?

En tant que facteur, je rentrais chez tout le monde. Pour moi, la région était riche. Il y avait une certaine aisance dans le monde ouvrier d’alors. Les gens étaient bien payés, bien logés et bien équipés, mieux qu’on ne l’était à Bordeaux. Dans toutes les maisons, il y avait des machines à laver, des télévisions derniers modèles.

Dans les années 60, on parlait encore beaucoup patois…

Tout le monde ou presque, oui… De plus, les gens parlaient très vite. J’avais dû mal à comprendre.

Sous-le-Bois, Le bureau de poste

Sous-le-Bois, Le bureau de poste

Vous circuliez à bicyclette ?

Les tournées se faisaient à vélo. Les rues n’étaient pas toutes goudronnées. Il y avait encore des pavés. Facteur, c’était un métier physique. On était plutôt bien rémunéré. Comme tout le monde vivait à l’aise, les gens étaient généreux. Nous avions souvent droit à des pourboires.

Les facteurs, à l’époque, avaient pas mal de responsabilités.

Nous étions les banquiers des gens. C’est nous qui payions les pensions, les allocations familiales. On réglait les mandats aussi… On était au courant de tout, de combien les gens gagnaient… On se baladait avec beaucoup d’argent dans nos sacoches. On nous guettait aux fenêtres ! On nous attendait ! C’était le moment du pactole !… Les allocs n’étaient pas toutes distribuées le même jour. Entre voisins, ils se questionnaient : "Pourquoi tu les as reçues et pas moi ?" On subissait de petites pressions. Chacun voulait être parmi les premiers à recevoir l’argent. Jamais cependant un facteur n’a été attaqué. C’est Giscard qui a décidé, en 78, qu’on ne distribuerait plus de liquide.

Les facteurs rentraient dans les maisons.

On toquait puis on entrait… Des fois jusqu’au fond du jardin… Aucune maison n’était verrouillée. Les gens ne fermaient pas leur porte comme aujourd’hui. A l’époque, il n’y avait pas de volets aux fenêtres. Même quand je n’avais pas de courrier pour eux, les gens m’invitaient à entrer. Ils me tapaient sur l’épaule : "Allez rentre, fieu !"On m’appelait le Bordelais. J’avais l’accent du Sud. On ne m’a jamais appelé par mon nom ou mon prénom. Les anciens m’appelaient aussi "gamin". D’être appelé "gamin" n’était pas obligatoirement une question d’âge, c’était une manière de parler, une manière d’être proche. "Allez entre, disaient-ils, on va boire une sacquée". Quand je suis arrivé à Sous-le-Bois, dans les années 60, c’était plutôt la bière. Dans les années 80, on est passé au vin. Mais on ne disait pas "vin", on disait "un Bordeaux"… "Un Bordeaux, ça te fera plaisir !" … Le matin, c’était bien sûr le café… avec le Genièvre !

Les ouvriers partaient peu en vacances dans les années 60.

Quand je suis arrivé à Sous-le-Bois en 62, oui, c’était rare les ouvriers qui partaient en vacances. S’ils ne partaient pas, ce n’était pas forcément par manque d’argent, c’était plutôt un effet de la culture ouvrière. Leur vie, c’était l’usine avant tout. Partir ne les intéressait pas plus que ça. D’ailleurs, dès que les gens ont commencé à voyager pendant leurs congés, un changement s’est produit. Les ouvriers ont vu qu’il y avait autre chose que l’usine.

Vous avez vécu la crise de la sidérurgie.

Oui… La période faste s’est terminée en 73… Ensuite, ça a été la récession, le début des fermetures d’usines. Le pouvoir d’achat a diminué. Les ouvriers ont eu soudain beaucoup moins d’argent… Il y a un épisode qui m’a marqué… Jusqu’alors, les ouvriers étaient logés par les usines. Quand la crise s’est accentuée, celles-ci ont commencé à vendre leurs biens immobiliers et beaucoup d’ouvriers ont voulu acheter leur maison… Frangeco a commencé ses ventes en 1977. Cela a duré jusqu’en 1982... Ils procédaient rue par rue…. Les logements ont été vendus à bas prix. Une bonne affaire pour les habitants…

Les ouvriers accédaient pour la première fois à la propriété privée.

C’est ça. Hélas, ils ont été rattrapés par le fisc qui a jugé que les ventes n’étaient pas conformes, que les logements avaient été vendus au-dessous de leur valeur et le fisc a exigé alors que les prix soient réévalués ! 2 à 3 millions supplémentaires à débourser pour chaque acheteur… Des tas de lettres recommandées sont arrivées dans tous les foyers. C’est moi qui les apportais. La plupart des gens avaient déjà engagé des travaux chez eux et étaient très endettés. Cela a été très dur pour certains. Beaucoup ne savaient pas où trouver l’argent…

Cela ne devait pas être simple d’être le messager d’aussi mauvaises nouvelles.

La cité Frangeco

La cité Frangeco

Non. On entrait dans les maisons avec un air grave. On se sentait concerné par ce qui leur arrivait… C’est après avoir vendu leur parc immobilier que les usines ont commencé à débaucher.

Nous étions au début du chômage de masse.

Pour se représenter le choc d’autant de licenciements, surtout après une période de plein emploi, il faut d’abord bien comprendre que les ouvriers, à l’époque, ne parlaient que de leur travail. Ils n’étaient pas ouverts à beaucoup de choses. L’usine occupait la majeure partie de leur pensée… La semaine, et même le dimanche, quand ils "jouaient à boules", leur unique centre d’intérêt, c’était l’usine, l’usine, l’usine… Lorsqu’elles ont fermé, le système s’est détraqué. Les gens n’ont plus eu confiance en l’avenir. Le monde a changé dans les années 80.

Restons dans les années 60-70. Les gens vivaient dans des corons ?

Oui. Les corons rendaient les gens proches les uns des autres. L’ambiance était très amicale. Les voisins se rendaient service pour un rien. C’était un peu cancanier mais ce n’était pas méchant. Tout le monde s’aidait beaucoup. On peut dire qu’il y avait de la solidarité. Quand il y avait un décès tout le monde accourait… On frappait au mur pour inviter le voisin à prendre un café !

Très important le café dans le Nord !

Vous avez raison. Le café, dans les corons, c’était une religion. Le matin, une fois les maris partis au travail, les femmes traversaient les rues et allaient boire du café les unes chez les autres. Dans chaque maison, il y avait toujours une bouilloire prête à chauffer ! Dans la plupart des maisons, les mêmes poêles à charbon. C’étaient des feux anciens, genre Godin... Il n’y avait pas encore de gazinières dans les années 60.

Tout le monde se chauffait au charbon ?

Oui, tout le monde. Le "carbon", ils disaient… Le marchand de charbon, le brasseur, passaient toutes les semaines avec leur petit camion. Pour s’approvisionner en bières ou en boulets, les gens ne se déplaçaient pas…. Dans les corons, vous le savez, toutes les maisons se ressemblent… Du coup, personne n’avait besoin de savoir comment c’était chez le voisin… Chez le voisin, c’était comme chez eux !... Identique ! Tout le monde était au même niveau. C’était en quelque sorte l’égalité… Il n’y avait que pour les jardins où il y avait un peu de concurrence.

C’est à dire ?

Toutes les maisons des corons étaient équipées d’un jardin. Ils se copiaient les uns les autres… Si l’un achetait des nains de jardin, tous les autres, dans les jours ou les semaines suivantes, achetaient eux aussi des nains de jardin. Facteur, on voyait ça de très près. On disait "tiens !"... Ça nous faisait un peu rire… Un jour, l’un a mis un puits factice dans son jardin… Trois jours après, tous les voisins avaient également leur puits factice ! Pareil pour les portiques…. Dans un jardin avait été installé un portique. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’apparaissent un, puis deux, puis trois, puis quatre, puis cinq portiques… tous plus beaux les uns que les autres.

C’était important pour les habitants d’avoir un jardin ?

Sous-le-Bois, début des années 70

Sous-le-Bois, début des années 70

Essentiel. Leur espace de liberté. Un jour, j’ai dû déposer des lettres recommandées pour les habitants de la rue Saint Antoine. Tous les jardins allaient être rabotés.On agrandissait la rue. Un vrai drame !...

Le premier supermarché, "La Montagne", s’est ouvert dans les années 70. Où les gens faisaient-ils leurs courses avant ?

Il y avait plein de petites épiceries à Sous-le-Bois… Vingt-cinq, si ce n’est plus ! Dans toutes ces épiceries, on payait à crédit."On va au carnet", disait-on. Les ouvriers étaient payés à la quinzaine. Dès qu’ils recevaient leurs paies, ils allaient payer leur ardoise chez l’épicier…. C’était une mode : on payait "au carnet"…

Et comment les gens s’habillaient-ils à l’époque ?

La semaine, c’était le bleu de travail… A la maison, la salopette… Il n’y avait qu’à l’occasion d’un mariage, d’une fête, qu’ils mettaient le costume, la cravate. A partir de 50 ans on portait la casquette !... Les femmes, c’était la robe, la jupe, le corsage… Les différences hommes-femmes étaient très marquées. Les hommes refusaient que leurs femmes portent des pantalons.

Est-ce vrai que régnait une grande politesse dans le monde ouvrier ?

Oui. La politesse était une des valeurs du monde ouvrier. Dans les années 60-70, les gens n’étaient pas grossiers, c’est certain. Il arrivait que les hommes lance parfois des "Oh ! vingt dieux !", les femmes des "zut !"… Mais, par exemple, personne ne disait "merde". Ce juron n’est devenu courant que dans les années 80. Vraiment, les ouvriers n’étaient pas grossiers… Les ouvriers se chambraient beaucoup entre eux. Quand ils se traitaient de fainéant, c’était très grave ! C’était vraiment une grosse insulte !

Les années 80 marquent un tournant pour vous ?

En tout cas, dans les années 60-70, aucun jeune ne vadrouillait dans les rues. Tout le monde bossait. Quand quelqu’un perdait sa place, deux jours après, il avait retrouvé un poste ailleurs. Le tournant dans les comportements, c’est peut-être dans les années 90. J’ai cessé mon métier de facteur en 1991. A cette époque, certains jeunes étaient devenus impolis. Je vous donne un exemple. Tous les ans, on allait porter les calendriers. Jamais personne, depuis mon arrivée en 1962, ne m’avait refusé un calendrier. A la fin des années 80, début des années 90, quand je frappais à la porte pour les proposer, je tombais parfois sur des jeunes un peu menaçants. Ce changement de mentalité, cette agressivité, je les ai sentis mes deux dernières années. Je peux dire que l’ambiance dans le quartier a commencé à changer entre 1989 et 1991.

Une odeur qui vous a marqué dans le Sous-le-Bois d’antan ?

Une question à laquelle on ne s’attend pas… Laissez-moi réfléchir… Rue des Minières, il y avait un cantonnement… Des travailleurs portugais… Tout le quartier empestait la morue grillée… Le soir, ils faisaient des barbecues. Cela a duré deux ou trois ans.

Un son ?

Sous-le-Bois, La passerelle

Sous-le-Bois, La passerelle

Les sirènes ! Les sirènes qui hurlaient à midi. Fallait voir ça ! Tout le monde sortait soudain des usines. C’était une ruée de tenues bleues… Un spectacle vraiment pittoresque ! Beaucoup retournaient manger chez eux. Ils n’avaient en général que trente à quarante-cinq minutes de pause. Pour être à l’heure à l’usine, tout devait se faire au pas de course !

Entretien réalisé par Patrick Maruta tous droits réservés,  © L’Atelier Théâtre 2015
Photos : Archives municipales – Ville de Maubeuge